J'avais entendu parler de cette maison par une amie de ma mère, une de ces femmes enceintes qui se réunissent dans des groupes minables où elles passent leur temps à se plaindre de leurs envies de fraises. J'exagère à peine. Quand j'ai appris qu'Antje et Raffael avaient l'intention de s'y rendre, j'ai tout de suite accepté de les accompagner. Cela me fait une petite sortie sympa avec deux personnes que j'apprécie énormément.
Pour l'occasion, nous nous sommes spécialement arrêtés dans une boutique pour acheter quelques bombes. Cela fait un peu cher pour notre budget mais, après tout, cette occasion est unique. Pour moi, le mur de Berlin, c'est tout une histoire. Parce que justement, ni ma famille ni moi ne sommes originaires de cette ville, et par conséquent nous ne pouvons comprendre ce que c'est que d'avoir été séparés de nos proches pendant quarante ans. Certes, l'Autriche ce n'est pas la porte à côté, mais nous y allons régulièrement voir nos cousins, à n'importe quelle période de l'année, on ne peut pas appeler cela une séparation définitive. Tandis que ce mur... c'était un obstacle impossible à contourner. Je me demande comment les Berlinois de l'époque faisaient. Des fois, j'aimerais bien que cette commémoration ait un poids plus symbolique pour moi qu'un grand intérêt pour le passé de ma ville de résidence. Un passé d'autant plus fascinant qu'on a tendance à oublier que l'Autriche a vécu aussi une séparation en quatre zones. Là où c'est plus époustouflant, à Berlin, c'est le mur. L'élément qui change tout. C'est pour cela que le mur occupe une grande place pour moi : parce que c'est justement ce qui me sépare de mes amis allemands.
Par contre, Antje et Raffael ne vivent pas cela de la même façon. Ils échangent beaucoup d'anecdotes qui leur ont été racontées par leurs parents. Pour eux, c'est un passage obligé, parce qu'ils sont bien contents que le mur se soit effondré avant leur naissance, et de même que l'Allemagne soit réunifiée avant qu'ils voient le jour. Ils trouvent cette situation intéressante mais ne voudraient pas la vivre aujourd'hui ; et je les comprends.

Quand nous arrivons à la maison, nous constatons qu'il y a déjà beaucoup de tags sur le mur. Ce qui n'a pas l'air de gêner Antje. « On trouvera de la place, tu verras. » Mouais, à condition d'être un géant de deux mètres, c'est possible. Mais ma copine est comme ça, toujours super confiante. Parce que c'est un évènement unique, j'ai apporté mon appareil photo : des nôtres, c'est sans doute le plus performant à notre disposition. Elle insiste pour poser avec moi uniquement devant le mur ; cette photo-là, je la mettrai en fond d'écran, je le sais déjà.
« Allez Reto, à toi l'honneur. » : annonce Raffael en me fourrant une bombe dans la main.
Je lui souris et lève le pouce en signe d'acquiescement, puis cherche un emplacement libre. J'en trouve finalement un dans un coin du mur, pourquoi pas, ça sera suffisant. Je ne suis pas très doué en tag, ma mère m'aurait tué si elle m'avait vue le faire mais pour cette fois, je suis prêt à une exception. Comme je ne suis pas non plus vraiment un dessinateur, je me cantonne à quelque chose de simple. Je me laisse aller au gré de mes envies et...

« Ouah, Reto, c'est superbe ! » : s'exclame Antje en mitraillant mon œuvre de flashs.
J'avoue, je suis plutôt content de moi. Je me suis cantonné à des formes géométriques très simple, mais l'ensemble, multicolore, rend assez bien. On dirait une mandala revisitée, version urbaine, encore que je crois que les mandalas soient un peu moins pointus que cela. On dirait un triangle, mais un triangle qui ressort énormément par rapport au... au truc noir que quelqu'un a dessiné à côté, c'est un truc parce que ça ne ressemble à rien. Pour une fois je suis fier de moi. J'ai réussi à exprimer ce que je ressens ; en moi bouillonne un personnage haut en couleur, qui recèle de multiples facettes à découvrir.